Effets de contexte 1 – Quel sens ont les mots
Je discute avec Jorge Manhique. C’est un après-midi calme, dans le charmant jardin du bâtiment colonial qui abrite le Centre Culturel Franco-Mozambicain, nous avons le temps et mon interlocuteur parle librement : tout concourt à fabriquer une situation d’entretien idéale. Le seul bémol, c’est que la réalité qu’il évoque, je me la représente mal. Ce que j’arrive à identifier, dans ces propos, c’est par contre la présence du lexique des organisations internationales.
Jorge Manhique me raconte le travail qu’il a fait l’année dernière au sein de l’Afmod, fédération d’associations de personnes ayant un handicap, dans le cadre d’un contrat avec la Open Society Foundation. Une de ses missions consistait à favoriser l’émergence d’une association de patients en santé mentale. L’objectif annoncé à plus long terme est de rendre possible une mobilisation pour les droits des patients qui ferait pression sur la politique de santé mentale. Pour cela, Jorge Manhique a recruté des patients schizophrènes dans un centre de réhabilitation psychosociale en face de l’hôpital psychiatrique d’Infulene. Apparemment cela n’a pas été facile mais cela a marché et l’association est en cours de constitution.
J’essaye d’imaginer quelle réalité peut exister derrière ces mots dans un pays qui compte environ 500 lits d’hospitalisation en psychiatrie, soit 2 lits pour 100 000 habitants (pour comparaison la moyenne est de 70 pour les pays de l’OCDE), où donc s’il existe une institutionnalisation de la folie, elle est marginale, et où l’essentiel des personnes ayant des troubles mentaux se trouve ailleurs. Quelle part infime de ces personnes se retrouve sous le terme d’ »usagers de la psychiatrie », même s’il y a bien des patients en psychiatrie, des ex-hospitalisés en psychiatrie, et même si toutes les revendications et discours sur les droits des patients sont légitimes. En tout cas, Jorge a l’air d’avoir bien rempli la mission, en réussissant à trouver quelques personnes qui se sont mobilisées.
En l’écoutant, je suis fascinée par cette démarche des financeurs de favoriser indirectement et artificiellement l’émergence d’une société civile, sous la forme d’acteurs susceptibles de devenir des interlocuteurs des pouvoirs publics (et des ONG ?). Je retrouve aussi la logique des droits, celle qui se diffuse dans le monde en application des propositions et tutoriels de l’OMS et de la santé mentale globale. Elle est ici appliquée à un tissu d’acteurs publics et institutionnels de la santé mentale que j’imagine très réduit – dans un pays où l’Etat centralisateur associé au parti unique est omnipotent, où l’on compte une quarantaine de psychiatres dont la moitié sont étrangers et où l’offre de soins psychologiques et psychiatriques est minimale –, peut-être à tort.
Effets de contexte 2 – Quelle place faire au pragmatisme ?
Jorge Manhique me raconte le projet d’éducation inclusive sur lequel il a travaillé. J’en retrouve la trace sur le site belge de l’organisation Handicap International, il y a une belle photo. Dans le récit de mon interlocuteur, j’ai l’impression qu’il a cherché des arrangements locaux. Il a trouvé des correspondants référents dans les quartiers concernés, qui devaient repérer des enfants porteurs d’un handicap qui n’allaient pas à l’école, en identifier les raisons et trouver des solutions avec les acteurs locaux pour y remédier.
Je suis sensible à la dimension pragmatique de l’approche. Ce qu’il me raconte, c’est une inclusion qui cherche à améliorer l’accessibilité en bricolant avec les moyens du bord. Il s’est agi, par exemple, de trouver un moyen de déplacement pour un enfant qui ne marchait pas et que sa mère ne pouvait plus amener à l’école sur son dos le matin, parce qu’elle devait aller travailler dans une autre direction. Bien sûr je n’en sais que cette anecdote. Peut-être les effets se sont-ils ensuite estompés rapidement, que ce n’était que du bricolage, etc…
Sur l’idéologie inclusive, par contre je m’interroge.
Ce principe est porté par l’ONU (et l’Unesco) au nom du « droit de tous à une éducation de qualité » et de la justice sociale. Elle promeut l’intégration des enfants porteurs de handicap dans le système éducatif général, y compris par la transformation de ce dernier, comme je le précise plus tard grâce à l’association canadienne d’éducation. En France, elle s’est par exemple traduite ces dernières années par la mise en place du système des auxiliaires de vie scolaire (AVS) afin de permettre à des enfants ayant un handicap d’être intégrés en milieu scolaire ordinaire.
Jorge Manhique a l’air d’y tenir, à ce principe. Il critique l’école spéciale pour enfants ayant un handicap qui vient d’être inaugurée à Maputo. D’après le prospectus, le Centro de Educação e Reabilitação de Cidadãos Inadaptados (CERCI) est né de l’initiative de parents regroupés en association. Il accueille des enfants ayant tous types de handicaps. Pour Jorge, c’est une mauvaise solution qui favorise la ségrégation et non l’inclusion.
Sa position se comprend politiquement, d’autant que le ministère de l’Education semble soutenir l’initiative. Mais l’image qui s’impose à moi en réponse est celle de la classe d’Esperanza. Je l’ai rencontrée la veille par l’intermédiaire de son mari, qui est inscrit en thèse à l’université Paris 8, où j’enseigne. Sur la photo qu’elle m’a montrée, on voit ses 60 élèves de CM1 agenouillés à l’ombre du grand arbre dans la cour de l’école, le crayon à la main. Il n’y a pas assez de salles de classe dans l’école et les enseignants utilisent l’espace sous l’arbre, en alternance. Sauf quand il pleut, bien sûr. Même si l’argument est pragmatique et pas très recevable politiquement, on aurait plutôt envie d’être dans la toute nouvelle école pour enfants handicapés, fut-elle spécialisée…