Instantané 2. Portrait en pointillé d’un psychiatre cubain ou d’un hôpital psychiatrique
Infulene, c’est donc là où sont les fous. L’hôpital se trouve à quelques kilomètres au nord de la ville, sur la route nationale. Un grand bâtiment colonial et quelques dépendances autour, situé sur un vaste terrain grillagé. En parcourant les couloirs, je retrouve une ambiance familière des hôpitaux psychiatriques, le temps qui semble arrêté, la résignation, de la misère, mais aussi une indifférence plutôt bienveillante. Ici on déambule. Plongée depuis une semaine dans l’étrangeté de la vie à Maputo, cette sensation de familiarité à l’entrée dans l’un des deux hôpitaux psychiatriques spécialisés d’un pays de 25 millions d’habitants est troublante.
A Infulene les patients sont répartis dans trois unités. 76 à Palmeiras, 34 à Amoreiras, 46 à Acacias indique un décompte daté d’il y a deux jours sur un tableau noir, face au guichet d’accueil. Dans l’ordre, les hommes, les femmes et les chroniques. Soit 156 patients pour 192 lits.
Chez les hommes et les femmes, on reste quelques semaines, me dira le Dr. Pastor. Les chroniques, ce sont ceux dont on n’imagine plus qu’ils sortent, parce qu’on ne voit pas bien où ils iraient à l’extérieur.
Le Dr Pastor est assis à un petit bureau qu’un paravent sépare du couloir et des patients qui attendent. Notre visite est improvisée. Avec la psychologue française qui m’accompagne et découvre aussi les lieux, nous avons demandé s’il était possible de parler avec un psychiatre. Souriant et disert, il a l’air content de nous voir et de partager ses impressions après un an passé dans l’unité pour hommes de l’hôpital d’Infulene, lui qui compte aussi une trentaine d’années à travailler dans les services psychiatriques cubains. De mon côté, j’ai la bonne surprise de l’entendre nous parler dans une langue plus proche de l’espagnol que du portugais. Cela me rassure pour mener la discussion, même si au fil des années j’ai fini par maîtriser l’exercice de la conversation avec un psychiatre hospitalier.
Qu’est-ce qu’un psychiatre ?
Nous parlons de l’hôpital, le nombre de patients, l’organisation des unités. Le Dr Pastor est cubain et est venu passer ici quelques années avec sa femme également psychiatre, qui travaille dans l’autre service de psychiatrie, à l’hôpital central de Maputo. Je sais qu’il y a peu de psychiatres dans le pays, je lui demande s’il sait combien. Le Dr Pastor les compte sur ses doigts, deux ici, deux dans l’autre unité de psychiatrie adulte, où travaille sa femme, peut-être trois dans le second hôpital psychiatrique, dans le nord du pays à Nampula. Il y a aussi quelques services ambulatoires, en pédopsychiatrie et dans des hôpitaux généraux. Au final, il dénombre 14 psychiatres cubains et à peu près autant de mozambicains. De plus, précise-t-il, une partie travaille dans les administrations plutôt que dans des services cliniques. Ici ils sont deux pour 192 lits.
J’oriente la conversation sur la prescription des traitements. J’ai lu quelque part qu’une des réponses au manque de psychiatres était de former des techniciens en santé mentale, solution moins coûteuse, plus rapide et facile à mettre en place. C’est une solution défendue par l’OMS. J’ai aussi entendu dire qu’ils étaient autorisés à prescrire.
La situation m’intrigue. En France, la prescription des psychotropes constitue un clivage fort entre psychiatres et psychologues. Elle concentre des enjeux de juridiction professionnelle. Prescrire reste une charge gardée des psychiatres, en leur qualité de médecins, qui les distinguent des psychologues dans un contexte hospitalier où ils coûtent plus cher et peinent à défendre d’autres spécificités d’intervention thérapeutique.
Oui, Le Dr Pastor me le confirme, les techniciens de santé mentale sont autorisés à prescrire. Ils ont été formés par la faculté de médecine de l’Université de Columbia, à New York. Ils sont six dans l’unité de 92 patients dont il s’occupe. Ce sont eux qui prescrivent, lui supervise. Il saisit le grand cahier noir posé à côté de lui et nous montre la liste des patients où les techniciens inscrivent la prescription de chacun, que le Dr Pastor vérifie et valide chaque jour. S’il constate un problème de dosage, quelque chose de bizarre, il demande au technicien, voit éventuellement le patient, modifie ou recadre. C’est lui qui est responsable en dernier ressort, d’un point de vue administratif et juridique. Mais il ne verra le patient ou n’interviendra dans la décision qu’en cas de problème.
Sauf… Il reste des situations où le technicien doit absolument solliciter le psychiatre, nous précise bien le Dr Pastor, c’est lorsqu’il y a des maladies somatiques ou des risques vitaux. Bronchite, diarrhée… sont les situations qui rendent nécessaires un avis. Paradoxe du psychiatre qui, en situation de rareté et de délégation des tâches, voit sa compétence se resserrer sur une expertise de somaticien plutôt que de spécialiste des troubles psychiques.
Comment calmer l’agitation? Culturalisme et style de psychiatre
Le Dr Pastor continue à parler des questions qui l’occupent. Ici, en ce moment leurs problèmes ce sont les fugues d’ailleurs ils se réunissent toutes les semaines pour en parler et prendre des mesures. Je revois les patients croisés à l’instant, tous habillés de pyjamas noirs, l’inscription HPI en blanc dans le dos, ce qui donne une note carcérale à l’endroit. Je me demande si cet uniforme n’est pas utilisé pour éviter les fugues, comme c’est l’usage –controversé– dans certains services en France. Je pourrais poursuivre sur le sujet, mais je crains de manquer de temps.
Je l’interroge plutôt sur les situations d’agitation et de violence dans l’hôpital. C’est une façon de percevoir quel genre de psychiatre est le Dr Pastor, mais je suis aussi curieuse de savoir quelles sont les normes et les habitudes pour répondre à ces situations. Quels gestes sont considérés comme acceptables, quelles réponses choquent.
Déjà, le Dr Pastor ne considère pas que la violence soit un problème dans l’hôpital. Il trouve même le phénomène plutôt plus rare qu’à Cuba. Son explication fait appel à la placidité générale des mozambicains, caractéristique sociale que reflèterait un tempérament généralement peu agressif des patients. Surtout, quand il me raconte comment, paradoxalement, la féminisation des infirmiers a pour effet de minimiser la violence, en diminuant les rapports de force, ou encore quand il insiste sur l’importance que les personnes comprennent ce qui leur arrive pour éviter qu’elles ne s’agitent, je retrouve, à l’identique, le discours des psychiatres expérimentés, qui ne cherchent pas le rapport de force dans les relations avec le patient, qui sont aussi ceux, généralement, pour qui l’agitation est un événement peu fréquent et qui se transforme peu en violence.
A Infulene, on n’attache pas. Il y a des chambres d’isolement, et quand il faut faire une injection, on appelle les atendentes qui maintiennent la personne. Rien qui surprendrait une personne familière des lieux d’hospitalisation en France. Ici aussi, même si c’est le psychiatre qui le décide, ce sont les membres de l’équipe soignante, infirmiers et peut-être techniciens, qui le font. Parfois, le weekend ou en l’absence du psychiatre, il arrive que le nombre d’isolement augmente fortement. Le Dr Pastor me raconte qu’en revenant le lundi matin il faut alors discuter avec les techniciens, demander pourquoi telle personne a dû être enfermée, imaginer avec eux quelles autres solutions possibles. Là encore, le Dr Pastor reprend un récit souvent entendu en France. L’expérience et la compétence du psychiatre, ou mieux, sa présence, rassurent les équipes et diminue leur appréhension, ce qui à son tour fait baisser l’agitation comme les réponses contraignantes. Par contre, ici, l’alternative de la sédation par les médicaments, critiquée souvent comme une contention chimique, ne fait pas partie des options communes. Il arrive plus souvent qu’on soit à court de médicament.
A Cuba c’est différent. On n’isole pas, on attache par des contentions mécaniques pour piquer et on détache, et on surveille constamment pour éviter les risques vitaux.