Retour à Santiago – Chili 2018

Maintenant que je sais qu’en Uruguay il y a plus d’un chien par habitant, je trouve qu’on croise beaucoup de chiens à Santiago. Ici le jour apparaît et disparaît brusquement, j’ai encore oublié pourquoi. Depuis le mouvement féministe de juin dernier, Allende est devenu un trans sur la fresque à l’entrée de l’université; le Che, lui, a été remplacé par une fille nue dans la jungle, non identifiée. Pendant 48h toutes les images de Santiago qui me revenaient étaient celles de mon dernier séjour à Montevideo. Le grand poisson doré est toujours suspendu dans le hall du centre Gabriela Mistral. Pourquoi la femme de l’architecte concepteur du GAM, qui figure sur toutes les photos de l’exposition et dont le rôle est souligné, reste-t-elle un personnage secondaire non annoncé? Glisser entre portugais, espagnol et français génère une légère excitation qui rend supportables toutes les banalités de nos conversations. Il y a un festival de musique contemporaine à Santiago cette semaine, comme la dernière fois. Des trois chambres de l’appartement, les filles m’ont naturellement laissée celle qui a le grand lit les deux fenêtres la salle de bain privée et le balcon; j’hésite entre le privilège de l’âge, une autorité naturelle ou le fait qu’elle donne sur la rue. A l’université publique les enseignants s’arrangent pour avoir fini les cours en avance, en prévision de la mobilisation étudiante annuelle. En à peine une heure d’été, impossible de retrouver la sensation physique de ce qu’est l’hiver. Les petits perroquets verts qui pillent les brindilles du palmier devant ma fenêtre sont des cotorras argentinas. Comme je manque de temps seule, le calme qui permet la concentration, que j’espérais trouver ici, m’échappe. Un dimanche après-midi de printemps, de nombreux cyclistes équipés de shorts et de casques envahissent les avenues désertes, les jeunes au skatepark font aussi des compétitions de freestyle, au restaurant on est encore à table en plein après-midi, une fanfare suit la procession pour un saint péruvien, les parcs sont remplis d’amoureux allongés dans l’herbe mais il y a aussi des groupes de filles qui dansent très bien, et plus tard des couples sortent du coffre de leur voiture des sacs de voyage et des sacs de course. J’ai entendu souvent parler du coût des études dans les universités chiliennes, qui renforce les inégalités sociales dans un pays libéral où santé comme éducation sont privatisés ; mais j’ai mis un séjour et demi à comprendre que l’université publique faisait partie des plus chères. Dans la salle de réunion, trois hommes d’âge moyen monopolisent la parole et font monter le niveau sonore pour discuter entre eux féminisme, pendant que deux filles se taisent et font autre chose. Bizarrement, « mi mujer » m’évoque la possession confortable, bien plus que « ma femme » qui en est pourtant la traduction littérale. J’ai envie d’attribuer le funiculaire qui mène au sommet du Cerro San Cristobal à l’influence italienne au Chili. Piedragogico, c’est le surnom du quartier de l’Université du Chili, pour la fréquence des manifestations qui se terminent mal. Dans le métro, les dimensions des espaces intérieurs sont gigantesques, comme si l’on anticipait un afflux massif de population. D’après le conducteur de taxi hier, le réchauffement climatique a déjà supprimé les saisons intermédiaires à Santiago, il voit le climat du désert qui avance. Ce midi au restaurant péruvien en train de commander les Ceviche tout à coup je me serais levée pour fuir la sensation de repas en groupe, j’ai respiré et c’est passé. J’ai rencontré mon premier défenseur de Bolsonaro ; un taxi chilien. En voyant deux clavecins, l’un ancien l’autre moderne, sur scène, je me suis demandé quand et comment les facteurs d’instruments s’étaient installés au Chili; immédiatement après, a surgi une gêne existentielle de nature postcoloniale. Chaque matin, les brésiliens commentent les derniers hauts faits de leur nouveau président. En face de l’énorme cerveau sur la façade flambant neuve de l’institut des neurosciences, le fronton de la petite maison ocre du centre d’étude freudienne porte l’inscription Fort-Da. Jusqu’ici, il y a deux couleurs radioactives dans la ville, un orange des grappes de fleur d’un grand arbre vert et un rouge des feuilles d’un arbuste tout sec. La paire d’immeubles de béton brut incurvés et posés sur dalle rappelle qu’Ici aussi les brutalistes ont oeuvré. Les hommes, tous éduqués et très aimables, que j’ai croisés dégagent un parfum de machisme sous-jacent, bien ancré et de bon ton; socialement légitime. Ma doctorante est de loin la plus jolie de tout le groupe d’étudiants chiliens. Maintenant je peux dire que quand je suis à Santiago, j’ai l’habitude d’aller dans ce très bon restaurant japonais. Faire quelque chose que je n’ai pas déjà fait une fois génère depuis peu un stress que je ne crois pas connaître ; en tout cas cela me donne l’impression de comprendre les personnes âgées qui n’aiment plus devoir s’habituer. Quand tu t’approches, les flamands roses continuent de plonger la tête dans l’eau régulièrement tout en changeant de trajectoire de manière à s’éloigner de toi, mais comme si de rien n’était. L’écorce des grands cactus dans la montagne est infiniment plus complexe qu’on ne le croirait de loin. En voiture c’est comme en randonnée, en retournant sur ses pas on découvre des portions entières de chemin encore jamais vues ; comme s’il y avait forcément des absences.